Le corps n'oublie rien
Music (1990) – Henri Matisse
Pour ma chorale, j’ai dû apprendre un nouveau chant en peu de temps.
Mon pupitre de sopranes étant clairsemé, j’ai répété intensivement, avec la crainte de ne pas y arriver. Tout s’est bien passé, mais bizarrement, la mélodie que j’avais eu tant de mal à mémoriser ne m’a plus quittée. Elle tournait en boucle dans ma tête, surtout la nuit. Impossible de m’en débarrasser. C’était exaspérant.
J’ai pris conscience d’un paradoxe : On peut apprendre à se souvenir… mais peut-on apprendre à oublier? La mémoire se travaille. Il existe des techniques, des jeux, des stratégies, des moyens de la rendre plus fiable. Mais l’oubli, lui, résiste à la volonté. Il ne se commande pas.
En temps normal, la mémoire trie. Elle interprète, organise, range les souvenirs agréables, et laisse s’effacer le superflu. Elle tend vers l’oubli.
Mais certains souvenirs résistent. Les plus chargés en émotion s’impriment en profondeur, qu’on le veuille ou non. C’est ce qui se passe avec les souvenirs traumatiques. Plus l’émotion est intense, plus la trace est profonde. En cas de SPT (Souvenir Post Traumatique), il suffit d’un déclencheur, une odeur, une voix, un geste, pour que le passé resurgisse de manière fracassante. La victime a l’impression terrifiante de revivre la scène.
L’histoire de Marilyn, abusée à 6 ans
Dans Le corps n’oublie rien [1], le psychiatre Bessel van der Kolk raconte l’histoire de Marilyn, une femme brillante, socialement intégrée, mais insomniaque et très anxieuse. Elle se plaint de ne pouvoir nouer de relation intime. Quand son nouveau petit ami s’est approché avec tendresse, elle s’est figée, incapable de réagir, de parler, avant de s’enfuir, en larmes et paniquée. À l’âge de six ans, Marilyn a subi des attouchements répétés, insidieux, de la part d’un membre de sa famille. Lorsqu’elle a tenté d’en parler, on ne l’a pas crue.
Sa mémoire consciente a fini par refouler ce pénible souvenir, mais il reste inscrit dans son corps. Les émotions contenues refluent au moindre indice. Le traumatisme, explique Van der Kolk, reste inscrit dans ce qu’on appelle la mémoire implicite, celle du corps, des réflexes, des émotions archaïques. C’est pourquoi la parole est impuissante à soulager les patients qui ne peuvent accéder à ce qui n’a jamais été symbolisé.
Le corps n’oublie rien
Bessel van der Kolk bouleverse notre manière de comprendre le traumatisme psychique.
Un traumatisme survient lorsqu’un événement est trop violent pour être assimilé (abus, accident, guerre, négligence… ) Le cerveau, dépassé, passe en mode survie : il coupe l’accès aux zones rationnelles, et enregistre l’expérience sous une forme brute faite d’images, de sons, de sensations, de tensions, ou d’émotions sans mots.
Le professeur van der Kolk soutient que le corps garde mémoire du traumatisme.
Tensions musculaires, troubles digestifs, comportements compulsifs, douleurs chroniques sont autant de signes que le passé n’est pas passé.
Un cerveau désaccordé
L’imagerie cérébrale de Marilyn montre une amygdale hyperactive (centre d’alerte émotionnelle), tandis que le cortex préfrontal est inhibé (siège du jugement et de la raison), et l’aire de Broca désactivée (langage). Cela explique pourquoi le langage est impuissant à guérir. Quand le cerveau est submergé par l’émotion, les mots disparaissent. Ce qui est innommable devient innomé. Faute de récit possible, le corps prend le relais. L’hypervigilance constante épuise le système nerveux et laisse le corps en alerte permanente.
Des chemins de guérison concrets
Ses recherches et son expérience clinique l’ont amené à tester, auprès de milliers de patients, des approches corporelles et sensorielles souvent négligées dans les circuits médicaux classiques. Il plaide pour une approche intégrative, qui s’appuie sur le ressenti corporel, la reconnexion émotionnelle, la sécurité relationnelle.
Voici quelques-unes des pratiques qu’il recommande, non pas comme des solutions miracles, mais comme portes d’accès vers soi:
- L’EMDR (désensibilisation par mouvements oculaires), pour aider le cerveau à retraiter les souvenirs traumatiques, et les transformer en mémoire intégrée, enfin accessible sans panique.
- Le yoga, pour apprendre à sentir son corps, à respirer, à s’apaiser.
- Le neurofeedback, pour réguler l’activité cérébrale, calmer l’amygdale, redonner du tonus au cortex préfrontal.
- La Somatic Experiencing, pour repérer les tensions et sensations enfouies dans le corps et permettre au système nerveux de « compléter » une réponse de survie restée inachevée : une fuite interrompue, un cri étouffé, un élan de défense jamais exprimé.
- Les approches créatives et expressives (théâtre, mouvement, chant, dessin), pour libèrer les émotions contenues, et restaurer la spontanéité, la présence, le jeu.
Toutes ces approches ont un point commun : elles ne forcent rien, mais rendent possible une reconnexion, à son corps, à sa voix, à ses émotions, à ses relations. Elles partent du principe qu’on ne guérit pas en racontant le passé, mais en se sentant à nouveau vivant ici et maintenant. Ces méthodes ne visent pas à effacer ce qui a été vécu, mais à rendre le présent supportable.
[1] Le corps n’oublie rien. Van der Kolk, Bessel A. Éditions Albin Michel, 2020