Des livres à dévorer
Les vacances approchent, nous allons enfin pouvoir sortir le nez de notre to-do List, nous poser et j’espère, consacrer des heures à la lecture, le meilleur des divertissements : « Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux », écrivait Proust.
Je vous propose une sélection toute personnelle de livres qui m’ont enchantée. À rebours de la morosité ambiante, ces récits célèbrent la sobriété joyeuse, la beauté de la vie simple, la profondeur du quotidien. Ils rappellent que le bonheur ne réside pas dans l’accumulation, mais dans le regard que l’on porte sur le monde.
L’Accident, de Jean-Paul Kaufmann, Éditions des Équateurs, février 2025
« Ce livre est d’abord une dette que j’avais envers une enfance qui m’a protégé. Je n’ai fait aucun cauchemar pendant ma captivité. L’inconscient est une belle mécanique, non ? Les cauchemars ont commencé une semaine après ma libération. »
Ce livre à entrées multiples, est à la fois une quête et une enquête. Enquête sur un accident survenu le 2 janvier 1949, qui emporta dix-huit joueurs de football et bouleversa la vie de Corps-Nuds, le village de la famille Kaufmann, et quête des souvenirs d’enfance qui ont agi comme un pare-feu pendant ses trois années de détention dans les geôles du Hezbollah libanais. Jean-Paul Kaufmann exprime sa gratitude envers son enfance enchantée, heureuse, jubilatoire (ce sont ses mots), qui lui a permis de faire un travail de Pénélope à l’envers, réparant la nuit ce qui se défaisait le jour. C’est un livre de gratitude, passionnant sur le thème de la mémoire, la force de l’évocation et ses inévitables distorsions.
Dans ce récit intime, Jean-Paul Kaufmann, écrivain pudique, maître de la sensorialité, se dévoile comme jamais. L’Accident ressuscite un temps révolu, un « continent perdu », « une société rurale d’avant la mécanisation », « un pays rythmé par la sonnerie des cloches, le cours des fêtes fixes et mobiles. Une époque où l’individu échangeait encore avec la nature sans volonté de ne la dominer ni de la détruire. »
Parsemé d’odeurs (celles de la boulangerie paternelle et du pain chaud, de l’église, des paysans, des fermes…), ce livre est notamment l’éloge d’une vie simple, sobre, où même l’ennui avait de la valeur : : « Il m’a ouvert les yeux, éclairci ma vie. Il m’a fait rêver le monde. » Si Jean-Paul Kauffmann réfute toute tentation nostalgique, il sait avoir « assisté à la fin d’une société villageoise », au remplacement des paysans par les agriculteurs, à l’émergence de nouveaux cultes (« l’hégémonie marchande, un monde dominé par la rentabilité et la performance, l’adoration du bien-être ») dans « la tristesse d’un temps sans avenir. »
Sans son enlèvement Jean-Paul Kauffmann n’aurait probablement jamais eu le désir de raconter ses souvenirs d’enfance. Il comprend combien cette enfance heureuse a constitué le refuge, son rempart dans le malheur. Grâce à elle, une partie de sa vie de prisonnier a échappé à ses ravisseurs.
Campagne, de Raymonde Vincent, Editions Le Passeur, mai 2023
« Campagne est fait de temps dans les saisons, d’âge dans la vie d’une femme, de jours longs et d’heures infinies, de dimanches, d’orages et de beaux temps. Il est fait avec la forêt, le chaume, la ferme et l’église » : ainsi Raymonde Vincent (1908-1985) présente-t-elle son premier roman, en 1937.
Campagne raconte le quotidien d’une famille de paysans berrichons à travers les yeux de Marie, une jeune orpheline de quinze ans, recueillie – avec sa grand-mère – par l’oncle Aimable à la ferme des Chaumes, située dans les communs d’un château. On découvre la vie simple de ces paysans taiseux et durs à la tâche. La nature palpite sous le regard émerveillé de Marie. La vie est rythmée par le travail, la lenteur des déplacements à pied, le dimanche où l’on attelle la jument pour se rendre à la messe, les fêtes et les veillées où l’on regarde ensemble le feu crépiter, avec une retenue dans les sentiments. Il y a aussi les plaisirs de la vie : les glissades sur la mare gelée, la chasse aux champignons ou aux alouettes. En arrière-plan, la guerre de 14 s’invite dans le récit, arrache les jeunes hommes à leur terre et bouleverse le quotidien de la famille. Il ne se passe pas grand-chose, mais ce peu a la profondeur de la vérité. L’écriture poétique nous invite à la contemplation, sans mièvrerie. Les personnages, en particulier les enfants et la grand-mère, sont saisis avec finesse, dans la complexité de leur psychologie.
Salué par Paul Claudel, Colette et bien d’autres, Campagne rafla le prix Femina en 1937, au nez et à la barbe d’Henri Bosco et de Robert Brasillach, ce qui est d’autant plus étonnant qu’il a été écrit par une jeune paysanne montée à Paris à 17 ans, avec pour seul bagage intellectuel les cours de catéchisme de son village.
La réédition récente de ce livre, tombé dans l’oubli pendant des années, résonne particulièrement avec notre quête pour une relation apaisée avec la nature. On est conquis par l’émerveillement contagieux de Marie, son innocence, la pureté de sa foi discrète, révélée dans la beauté de la création bercée par le rythme lent des saisons.
Cent ans plus tard, il ne reste rien de ce monde englouti par la frénésie qui s’est emparée de la modernité, laissant si peu de place à la contemplation.
Campagne nous fait ressentir l’immanence des choses. À lire, de toute urgence.
Kukum, Michel Jean, Poche, septembre 2022
Inspiré de l’histoire de son arrière-grand-mère innue, Kukum retrace la vie de la jeune Almanda Siméon, une orpheline québécoise adoptée par une famille autochtone. Elle épouse à 15 ans un jeun Innus de Pekuakami (l’immense lac Saint-Jean), dont elle adopte le mode de vie semi-nomade. Elle apprendra à vivre en symbiose avec la forêt, le fleuve, les saisons… avant d’assister, impuissante, à l’effacement progressif de cette culture par l’État canadien.
Centré sur le destin singulier d’une femme éprise de liberté, ce roman relate, sur un ton intimiste, la fin du mode de vie traditionnel des peuples nomades du nord-est de l’Amérique et les conséquences, encore actuelles, de la sédentarisation forcée. La violence exercée par les colons glace le sang. On découvre le sort des enfants autochtones arrachés à leurs parents, placés dans des pensionnats où ils subirent des traitements infâmants, la déforestation massive et les ravages de l’alcool sur les indiens désœuvrés et parqués dans des réserves.
Ces trois récits racontent une époque révolue, qui, par contraste, aiguise notre regard sur notre modernité.
Dans un autre genre, j’ai aussi beaucoup aimé l’essai implacable de Giuliano da Empoli, L’Heure des prédateurs, chez Gallimard.
« Aujourd’hui, l’heure des prédateurs a sonné et partout les choses évoluent d’une telle façon que tout ce qui doit être réglé le sera par le feu et par l’épée. Ce petit livre est le récit de cette conquête, écrit du point de vue d’un scribe aztèque et à sa manière, par images, plutôt que par concepts, dans le but de saisir le souffle d’un monde, au moment où il sombre dans l’abîme, et l’emprise glacée d’un autre, qui prend sa place. »
Giuliano da Empoli nous livre le compte-rendu aussi haletant que glaçant de ses pérégrinations au pays de la puissance, de New York à Riyad, de l’ONU au Ritz-Carlton de MBS. Il nous guide de l’autre côté du miroir, là où le pouvoir s’acquiert par des actions irréfléchies et tapageuses, où des autocrates décomplexés sont à l’affût du maximum de chaos, où les seigneurs de la tech semblent déjà habiter un autre monde, où l’IA s’avère incontrôlable… Aucun doute, l’heure des prédateurs a sonné.
Le point commun de ces quatre livres : ils nous rendent le monde plus lisible. Trois plongent dans un monde révolu pour éclairer ce que nous avons oublié ; le quatrième, plus frontal, nous offre une lecture tranchante du présent. Tous, à leur manière, aident à mieux comprendre l’époque que nous traversons.