La leçon d'un maître
A l’approche de Noël, j’ai envie de vous offrir un cadeau : mon coup de cœur pour un pianiste que j’adore. Sa manière d’enseigner, les subtilités de son interprétation m’émerveillent. Transmettre est un art, il nous invite à la contemplation.
Ce blog est plus long que d’habitude et comporte des liens vers des vidéo YT. Je vous indique les passages marquants, mais vous conseille de tout regarder.
Né en 1953 à Budapest, fils unique de deux survivants de la Shoah, le pianiste hongrois Sir András Schiff est devenu citoyen britannique en 2001. Salué dans le monde entier pour ses interprétations de Bach, Schubert ou Beethoven, modèles d’équilibre, de profondeur et de clarté, il est reconnu comme l’un des plus grands pianistes vivants et un enseignant exceptionnel. C’est la diffusion d’une de ses masterclass sur la scène de la Julliard School qui m’a fait découvrir son incomparable sens pédagogique.
Leçon 1
La scène de déroule dans un joli salon avec un public restreint. András Schiff demande à son élève reprendre le début du 3ème moment musical, opus 94 de Schubert. C’est un court passage, d’une quinzaine de secondes. L’interprétation de la jeune femme est plate, elle ne donne pas de sens aux sons. Le professeur invite son élève à imaginer Schubert dans sa ville de Vienne. Sous ses fenêtres, il entendait passer les calèches. Le rythme binaire de la main gauche évoque les sabots des chevaux frappant le pavé. Le maître lui montre. Aussitôt, l’évocation de l’image sonore est là. La calèche prend forme non seulement dans nos oreilles, mais sous nos yeux. On sentirait presque l’odeur des chevaux ! Ce qui me fascine dans cet extrait, c’est la puissance évocatrice des images, et le rendu immédiat à l’oreille.
Un peu plus loin lui montre la nécessité de séparer la mélodie de l’accompagnement et comment faire ressortir l’harmonie en détachant la main gauche. Ses explications claires et imagées permettent à l’élève de comprendre et d’améliorer son interprétation. En quelques minutes, il la fait progresser à pas de géants.
La vidéo est courte, ça vaut le coup de la regarder en entier.
Leçon 2
Deux pianos sont installés côte à côte, l’un pour l’élève, Jun Hwi Cho et l’autre pour le maître, Andras Schiff. L’élève interprète d’abord l’opus 142 n°3 de Schubert. Le professeur est dans la salle. Il le rejoint sur scène : « c’était très bien, vraiment très bien, mais puisque nous sommes là, quelques petites choses à revoir ». Il le met en garde contre une interprétation trop mécanique de l’œuvre (jouer à la manière des gammes de Czerny). Il ne faut pas uniquement lire la partition mais aussi ressentir la musique. Pour illustrer la fluidité nécessaire, il esquisse une vague dans l’air accompagnée d’un soufflement. Il guide l’élève en déplaçant doucement sa main au-dessus du clavier pour obtenir une exécution plus fluide et sans rupture. Il insiste également sur l’importance de ne pas entendre les doigts, mais plutôt de se concentrer sur la musicalité de l’ensemble.
Minutes 11:29 – 15:20
Leçon 3
András Schiff est plein d’admiration devant le talent de son élève, le jeune pianiste suisse Jean-Sélim Abdelmoula, qui livre une merveilleuse interprétation de la pièce de Janacek, Dans les brumes. Je ne connaissais ni l’artiste, ni le compositeur, c’est une belle découverte.
La clé de l’interprétation de la pièce de réside dans la tragique disparition de la fille de Janacek, Olga, âgée de 17 ans. L’œuvre est une réminiscence, une évocation des souvenirs heureux entremêlés de cris de colère et de désespoir. Une rage particulière se manifeste dans un passage où l’on peut entendre comme du verre brisé.
Je vous recommande d’écouter la pièce en entier et le début de la clé de lecture, 16:50 –19:30
La pédagogie du virtuose Andras Schiff repose sur plusieurs piliers.
Prendre son temps.
Dans notre société régie par la vitesse et sentiment d’urgence, on veut arriver le plus vite possible au but, quitte à brûler des étapes. La compétition démente qui règne entre pianistes les empêche de prendre le temps du lent dévoilement. On ne peut interpréter fidèlement une œuvre sans en avoir percé le mystère. András Schiff a approfondi sa compréhension de Schubert en adoptant une approche multidimensionnelle. Il a examiné de près les partitions, a mené une enquête sur la vie du compositeur. Il s’est immergé dans sa correspondance et s’est rendu à Vienne, explorant les tavernes qu’il fréquentait pour mieux saisir l’atmosphère de l’époque. C’est ainsi qu’il parvient à offrir une interprétation si juste. Par des images évocatrices, Andrea Schiff conduit ses élèves à Schubert et leur permet de se corriger.
Penser comme un compositeur et raconter une histoire.
Pour András Schiff, rigueur et imagination vont de pair. La précision se joue dans les détails, chaque détail compte. Pour interpréter l’œuvre fidèlement, l’interprète doit avoir une vision globale, rarement présente chez les pianistes. L’interprète doit raconter une histoire, montrer la forêt derrière l’arbre, c’est-à-dire penser comme un compositeur. Le recours aux images est précieux. C’est une invitation au voyage, la carte est déployée, on sait où on va et on connait les étapes du chemin.
S’adapter à chaque élève
Enseigner suppose de s’adapter à la singularité de son élève pour l’aider à trouver sa voie mais aussi en permanence se remettre en question selon la notion de work in progress. La perfection n’existe pas, c’est un cheminement sans fin vers la justesse, la vérité du compositeur. Cela suppose de l’humilité et de la patience. Et beaucoup, beaucoup d’essais et répétitions.
Dans son ouvrage, La musique nait du silence, Andras Schiff admet que l’apprentissage peut être une période extrêmement difficile avec des nombreux obstacles souvent surmontés dans la douleur et les larmes. Cependant, il insiste sur la nécessité de persévérer. « J’ai relevé le combat et aujourd’hui c’est la gratitude qui baigne mes souvenirs ».
Nous devrions, nous aussi, suivre les conseils du grand maître.