« À la fois il n’enseignait rien, mais il transmettait tout. »
Après la Pentecôte, démarre la saison des oraux pour les étudiants, notamment ceux des classes préparatoires aux écoles de commerce. Les manuels de prise de parole ne manquent pas, tous proposent de bons conseils. Mais rien ne remplace l’expérience acquise au contact d’un professionnel de la prise de parole. C’est ce que j’ai compris en écoutant Robert Badinter raconter ses souvenirs pour l’émission Mémorables, disponible en podcast.
Dans l’épisode 5, il évoque le souvenir de son maître Henri Torrès, un génie du barreau, qui lui a enseigné l’art de l’éloquence. Badinter insiste sur le terme de maître, au sens judaïque du terme : « Le maître donne l’enseignement, lui apporte la connaissance, mais ce qui est plus important la révélation de ce qu’il est et de ce qu’il doit être. »
Le jeune Badinter a tout appris de lui, en plaidant à ses côtés et en l’observant. Il ne cherchait pas à imiter sa personnalité unique, mais à trouver sa propre voix en intégrant les conseils du maître.
« Torrès était une bête d’audience, un monstre sacré, avec quelque chose d’inimitable, d’incomparable, qui tenait à sa nature : stature puissante, encolure formidable, voix de bronze. Parodier Torrès, plaider à sa manière aurait été ridicule compte tenu de la différence saisissante entre nos physiques. »
Qu’a appris Badinter à l’école de son maître Torrès ?
- La parole engage le corps entier
Torrès disait qu’il y a l’éloquence qui vient des tripes, et ceux qui plaident avec leurs nerfs. L’éloquence ne vient donc pas de la tête… Le corps est en action, mais il doit être maîtrisé, ancré. Parmi ses conseils au jeune Badinter : « Il faut arrêter le sentiment que tu es en transe. Tu bouges trop, ça déplace l’horizon, c’est très mauvais. »
- Ne jamais perdre des yeux les jurés
Par conséquent, ne jamais utiliser de notes quand on plaide. La clé est de toucher le public, c’est un art de la relation. Il faut accepter une part d’improvisation. La vie, c’est l’improvisation, avec tous les risques que cela comporte. On oublie, on omet des arguments. Mais il vaut mieux perdre des arguments que perdre le regard des jurés.
- Ne pas laisser la glace s’installer entre l’avocat et les jurés
« Ne jamais permettre que se durcisse la plaque de glace, la banquise, la froideur qui s’installe entre les jurés et l’avocat. »
À partir du moment où l’atmosphère est réfrigérée, l’avocat rencontrera inévitablement cette espèce de distance qui rend impossible à son propos de franchir la steppe glacée. Il faut apprendre à casser la banquise en lançant, s’il le faut, une offensive apparemment inopportune, à propos d’un témoignage, ou susciter un incident d’audience par exemple…
- Choisir le bon moment pour attaquer, instaurer des ruptures de rythme
La réussite d’un oral se joue dans ce qu’on ne dit pas autant que dans ce qu’on dit. Le silence bien placé rapporte beaucoup.
- Retenir l’émotion pour la rendre puissante
Badinter a compris au fil des années qu’il ne fallait pas trop en faire, ne pas être trop expressif, dire les choses sans chercher à provoquer l’émotion artificiellement. Quand elle surgit, ne pas la pousser mais plutôt la retenir pour qu’elle devienne plus puissante. « Il fallait arriver à ce qu’on perçoive la sincérité du propos à travers la réserve de la forme. L’intensité émotionnelle serait d’autant plus ressentie qu’elle serait contenue dans l’expression. Cela convenait à ma nature. »
La parole est une arme pour ceux qui savent la manier. Par son éloquence, Badinter a sauvé des vies. L’enjeu est évidemment moindre pour les étudiants en concours, mais ces conseils sont applicables pour assurer à l’oral. Si je n’en retenais qu’un, ce serait de chercher avant tout à créer une relation avec le jury et accepter une dose d’improvisation.