Le miracle ordinaire de l'attention

Je suis frappée par l’inflation de procédures et de gestes éco-responsables imposés par les grandes entreprises. Soumises à une rude concurrence, elles traquent partout les gains de rentabilité et les moyens d’améliorer leur bilan carbone.
Mais lorsque le souci de bonne gestion se fait au détriment de la relation, cela crée des situations paradoxales amusantes. Et pas forcément bonnes pour l’image de l’entreprise. Cela m’a sauté aux yeux récemment, à l’occasion d’une formation que je donnais en région.
Mon train partait à 6h45. Je me suis levée à 5h15, mais réveillée à 3h, à cause de cette satanée inquiétude de le rater. Arrivée sur site vers 9h30, j’appuie sur le bouton « accueil » du bâtiment principal. La porte reste close. Je finis par sonner à l’interphone de gardiennage. Un monsieur m’apprend
« Ah ben non, il n’y a plus d’accueil depuis six mois. Si vous voulez vraiment vraiment un badge, il faut traverser la route nationale, et vous voyez le bâtiment au fond avec les travaux, je suis là. »
Bon, je me dis que je me passerai de badge. J’attends les apprenants devant le bâtiment où a lieu la formation. Un salarié m’ouvre, je me précipite à la machine à café, introduis mes dernières pièces, appuie sur le bouton et assiste impuissante au déversement du café dans le vide, qui ne manque pas de m’éclabousser. Eh oui, la machine ne délivre plus de gobelet et je n’ai pas de mug !
La salle réservée est une pièce toute en longueur, sur chaque table est vissé un immense écran qui me cache la vue des apprenants. Devant ma mine déconfite, les stagiaires prennent les choses en main et dénichent non seulement des gobelets, mais surtout une salle bien plus adaptée dans un autre bâtiment, où l’on passera deux journées idylliques. Là où les procédures coincent, les personnes dénouent. La cohésion de groupe, qu’aucune norme peut engendrer, jaillit souvent dans les difficultés.
Le défaut d’accueil n’est pas volontaire, il est la conséquence de décisions de gestion qui s’appliquent sans discernement. Un formateur extérieur ayant rang de fournisseur, on lui accorde peu d’importance. La structure ne valorise pas les petites attentions, les gestes tout simples d’accueil qui produisent pourtant de grands effets sur la motivation. Le manque d’attention paralyse, ensuque et démoralise. Le schéma mental insidieux s’installe : s’ils se donnent si peu de mal pour moi, pourquoi est-ce que je me donnerais du mal pour eux ?
Heureusement, je sais d’expérience que le manque d’attention des structures ne présage pas celui des personnes. A chaque voyage, je découvre le miracle des petites attentions, invisibles aux yeux des process, qui surgissent et humanisent.
L’attention introduit de la souplesse dans un système rigide. La multiplication des process et des validations engendre parfois des situations ubuesques. Un simple sourire peut désamorcer bien des énervements.
L’attention est surtout vue comme une capacité cognitive. On oublie qu’elle est d’abord relationnelle. L’attention reçue a le pouvoir immense de créer de la confiance, l’attention donnée fait grandir. Elle a beaucoup de valeur, mais n’a pas de prix, ne se monnaye pas, ne se décrète pas. Elle ne coûte rien, rapporte beaucoup.
L’attention est un don, une disponibilité d’esprit, un accueil des problèmes de l’autre. Elle donne la saveur aux relations, débloque bien des situations, crée du lien. Simone Weil l’avait bien vu : l’attention est un miracle, à portée de tous, à tout instant… Certes, le mot miracle est fort. Il indique la rareté de l’attention véritable et son infinie valeur.
Et pourtant, elle s’entraîne. On peut décider de la cultiver chaque jour en posant des gestes simples, comme patienter en souriant, ne pas s’énerver en voiture, résister à l’envie de couper la parole, rendre un petit service. Ce sont ces gestes minuscules qui mettent de l’huile dans les rouages d’un monde saturé de process.
Je continuerai à me lever à 5 heures, à braver les machines sans gobelets et les salles mal fichues, pour la joie d’improviser dans une relation qui fait toute la saveur de la vie.
