De Zola à Wattpad, le grand basculement

 

Mes étonnements de rentrée me laissent songeuse sur la fracture culturelle générationnelle.

Je reçois Victoire, 15 ans, en seconde, charmante jeune fille aussi sociable que peu concernée par ses études. Le prototype de la « présente-absente » en cours. Dès qu’un prof ouvre la bouche, elle décroche. Ce n’est pas qu’elle ne veuille pas apprendre : elle a plutôt de la bonne volonté et aimerait réussir, mais son attention s’envole butiner ailleurs. La lecture ne l’intéresse pas davantage. Elle lit peu, et surtout pas les livres imposés.

–  Qu’as-tu au programme en français ?

Elle hausse les épaules, lève les yeux au ciel comme si la réponse s’y trouvait.
Et puis soudain, c’est le déclic : elle se rappelle.
Un livre d’Emily Zola, une autrice du neuvième siècle, Germinal
Emily Zola… le IXᵉ siècle.

 

Germinal, l’impossible résonance

Si on s’intéresse à ce qui les intéresse, on comprend vite que Germinal a peu de chances de les faire entrer en résonance.

C’est trop long et trop lent.

« Franchement, 600 pages pour parler d’une mine de charbon ? On est habitués à ce qu’il se passe un truc toutes les dix secondes, comme sur TikTok. »

Y’a trop de descriptions.

« Dès la première phrase je décroche : “Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre…” Euh… il fait nuit, quoi. Il marche. Voilà. »

On ne comprend rien.

« Des herses, des planches d’étançons, tout un appareil de soutènement effondré montrait la dentelure béante de la houillère. »

On ne se sent pas concernés.

« Les mines, les grèves, la faim… ok, c’est l’histoire, mais ça ne parle pas de nous, de nos problèmes. »

C’est pas vivant.

« On ne voit pas les images, on ne ressent pas les émotions. »

Les ados sont rétifs à la littérature classique, mais ils lisent. Que lisent-ils ? Pour le savoir, il suffit de prendre le métro. Les affiches annoncent les prochains best-sellers : des couvertures sombres, des titres en franglais, Alchemised, The Witcher, des auteurs totalement inconnus pour les plus de quarante ans : SenLinYu, Andrzej Sapkowski. Des pavés de 900 pages de dark fantasy.

 

Dans le métro, station Montparnasse-Bienvenüe, le 3 octobre 2025

 

Wattpad, la nouvelle Agora

Curieusement, les livres les plus populaires chez les 15–25 ans n’ont pas été conçus comme tels. Ils suivent la logique des réseaux sociaux : écrits par des amateurs, promus par des influenceurs, ils échappent aux règles de la littérature.

C’est ainsi qu’est née la saga Captive de Sarah Rivens, autrice francophone algérienne de 27 ans dont je n’avais jamais entendu parler. Cette pépite a été découverte sur Wattpad, une plateforme d’écriture gratuite où chacun publie son histoire en ligne. Des jeunes écrivent sur leur smartphone et diffusent un chapitre après l’autre, au gré de leurs envies. D’autres les lisent, commentent, votent, réclament la suite.

“J’ai toujours aimé écrire, j’avais envie de faire sortir des idées de ma tête” explique Sarah Rivens dans une interview à l’Eclaireur Fnac

Repérée par HLab (Hachette), Captive paraît en 2022 dans la collection BMR. Tirage initial 10 000 exemplaires, puis le phénomène : plus de 700 000 exemplaires vendus.
L’intrigue : une jeune femme se réveille prisonnière d’un chef de gang aussi violent que séduisant, et découvre que la peur et le désir font bon ménage.

Je vous laisse apprécier le style :

« Quelqu’un m’avait dit une fois que la pluie était en réalité les larmes des anges qui veillaient sur nous, et qui pleuraient à notre place pour nous soulager de notre peine. »

« De l’amour à la haine il n’y a qu’un seul pas. Avant il voulait te voir morte, maintenant il pourrait mourir pour toi »

 

Bascule du cortex préfrontal au cerveau limbique

Comment expliquer un tel succès ?

Les histoires sur Wattpad qui plaisent aux adolescents ont des points communs :

– intrigues à rebondissements, extrêmes, personnages sans ambiguïté ;

– thèmes des réseaux : désir, violence, injustice, romance, combat féministe ;

– langue orale, fluide, très accessible ;

– objectif émotion plutôt que réflexion ;

– construction en séries, cliffhangers et suspense à chaque fin de chapitre.

Le but : faire tourner les pages, provoquer des sensations fortes sans engager le moindre effort intellectuel. C’est une littérature conçue pour le cerveau limbique, le centre des émotions. Les grands classiques engagent la réflexion, réclament de la concentration, s’adressent au cortex préfrontal, siège de la raison et de la conscience. Il s’agit de penser avant de ressentir. Cela demande des efforts que nombre d’ados ne sont plus capables de fournir.

 

Comment amener les adolescents à la “vraie” littérature ?

Vaste question sans solution simple. Sans doute faudrait-il proposer davantage de littérature contemporaine pour amener pas à pas les jeunes à découvrir les classiques. La musique de la langue a son importance : lire à voix haute en classe pour goûter le phrasé, la nuance, le rythme, les images, les assonances. Lire plus, analyser moins, et cesser de disséquer les textes à coups de figures de style. Leur montrer surtout qu’ils sont capables de lire si on les accompagne, si on les aide à comprendre. C’est une piste que j’explore dans mes stages de méthodologie.

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