Le contrat de la rampe

 

Quand je pénètre dans la salle de cours, j’allume mon détecteur d’ambiance. En général, il ne me trompe pas. Au bout d’une dizaine de minutes environ, je sais si le groupe sera actif, moteur, motivé ou au contraire mou, passif, indifférent voire hostile. Je lis dans les yeux des élèves, dans leur posture, leur envie d’être avec moi. Je devine ceux qui ont été envoyés par leurs parents ou leurs patrons, qui viennent avec des pieds de plomb et ceux qui ont choisi de suivre ma formation. Dans le meilleur des cas, le groupe me donne de l’énergie, je ressors des trois jours sans fatigue. Dans le pire des cas, je dois lutter contre l’apathie, chercher la connexion pour ouvrir les axes de résonance. C’est difficile, épuisant, mais nécessaire. Quel bonheur de voir les yeux éteints enfin s’allumer ! La récompense est à la mesure des efforts déployés. Je sors rincée, mais avec la satisfaction du devoir accompli.

 

Les groupes sont tous différents, nous devons nous adapter et parfois faire contre mauvais fortune bon cœur. C’est aussi l’intérêt du métier. On ne parle pas à un prompteur, mais à des êtres vivants. Le lien se tisse au fil des heures, la relation agit sur les élèves comme sur le professeur, qui est nourri par l’interaction.  Chaque heure de cours est une expérience unique.

 

Il y a des points communs avec les artistes de scène. Les comédiens jouent le même texte, mais à un public différent chaque soir. Ils sont très sensibles à ce qui se passe dans la salle, ressentent les vibrations, l’attention du public. Un public qui s’ennuie émet des bruits parasites. Les spectateurs se raclent la gorge, toussent, remuent sur leur chaise. A contrario, le public pris par l’émotion renvoie un silence subtil. Il est réactif aux situations cocasses. Ce sont des cadeaux jubilatoires pour les comédiens.

 

Les comédiens, les orateurs et les professeurs vivent une situation similaire : ils sont seuls face à un public. Selon le professeur d’art oratoire Stéphane André [1], quand une personne prend la parole pour s’adresser à d’autres, elle entre dans une relation contractuelle.  Le contrat de la rampe stipule que les comédiens sont entièrement responsables de l’état du public à la sortie de la pièce. La rampe (qui porte les lumières) est la frontière matérielle qui sépare la scène de la salle, la frontière symbolique qui sépare celui qui parle de ceux qui écoutent. Au théâtre, les comédiens n’interviennent pas pour faire taire les bavards. Ils continuent de jouer. Si le public est difficile, ils n’ont d’autre choix que d’essayer d’améliorer leur jeu pour obtenir l’attention. Ils suent, ils se donnent, ils rament.

 

D’un côté de la rampe, il y a donc l’orateur qui revêt toutes les obligations et toutes les charges. De l’autre, il y a le public, avec tous les droits et aucune charge. Le public est par nature paresseux. « Il prend toujours la pente la plus forte [2] » explique Stéphane André. Quand deux élèves bavardent au lieu d’écouter, c’est qu’il leur est plus facile de bavarder que d’écouter. S’ils n’écoutent pas, c’est sans doute qu’il y a un problème du côté de l’émetteur… Selon les termes du contrat, un professeur qui punit un élève au prétexte qu’il n’écoute pas commet une injustice. Si l’élève a décroché, c’est que ses propos n’étaient pas écoutables… Le prof doit mériter l’écoute des élèves, et tout faire pour l’obtenir. Peu de professeurs ont conscience de ce contrat qui les lient aux élèves.

 

« Si tout d’un coup, la musique du discours de l’orateur s’améliorait de façon significative, il leur deviendrait plus facile d’écouter que de parler entre eux. Ils basculeraient leur écoute vers l’orateur, parce qu’il leur deviendrait plus confortable de l’écouter que de faire quoi que soit d’autre. C’est le phénomène de la bascule mentale par confort d’écoute. » [2]

 

Ce phénomène caractérise la paresse structurelle des publics.  Les meilleurs orateurs sont ceux qui parviennent à conserver l’écoute des publics les plus difficiles. A la différence des comédiens et des orateurs, les professeurs peuvent intervenir pour ramener le silence. Les interruptions font perdre beaucoup de temps et de concentration. Elles dévorent l’énergie. Il est donc préférable d’agir pour les éviter, c’est-à-dire de réunir les conditions de l’écoute.

 

[1] Le secret des orateurs, Stéphane André, Editions Stratégies, 2010

[2] Le secret des orateurs, p.47

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